AMENAGEMENT
DE L'ESPACE ET ENVIRONNEMENT
Jean-Claude BOUAL
Le terme d'aménagement apparaît dans la langue française
au XVIIIème siècle avec les “ingénieurs-aménagistes“ chargés de l'entretien
et de la mise en valeur des forêts royales. A la même époque est mis en place
ce qui deviendra le corps des ingénieurs des ponts-et-chaussées chargé de
construire et d'entretenir les routes du royaume. En 1743, est fondée l'école
des ponts-et-chaussées.
Déjà, au siècle précédent, Colbert, en créant les
arsenaux, les manufactures, les canaux d'Orléans et du Midi, en développant
l'agri-culture par des allégements d'impôts ; ou Louvois et surtout Vauban en
créant son réseau de villes fortifiées, en lançant les travaux de la carte de
France, font œuvre d'aménagement du territoire.
Colbert voulait faire de la France la première puissance
du monde. Avec le réseau frontalier de nouvelles citadelles, les vieilles
murailles des cités médiévales de l'intérieur devenaient obsolètes au profit
d'une ligne technico-militaire aux frontières du territoire, témoignant d'une
stratégie territoriale globale parfaitement explicite.
Toutes ces mesures furent prises à l'instigation du
pouvoir central, ce sera le cas par la suite avec le développement des
routes, la création du réseau ferré ou le creusement du réseau Freycinet de
canaux au XIXème siècle, ce sera également le cas au XXème siècle avec les
décisions de création de la Délégation à l'Aménagement du Territoire et à
l'Action Régionale (D.A.T.A.R.) en 1963, ou les créations du code de
l'urbanisme, des villes nouvelles ou du schéma d'aménagement de la région
Ile-de-France. C'est la Vème République qui consacrera le terme d'aménagement
du territoire et le conceptualisera, avec notamment la DATAR comme outil
principal.
L'aménagement du territoire est donc avant tout une
question politique, qui agglomère des questions démographiques,
géogra-phiques, économiques, financières, fiscales et institutionnelles.
En France, comme pour beaucoup de choses, l'aménagement du
territoire renvoie à l'Etat, c'est l'Etat souverain qui entend maîtriser
l'espace national. Il s'agit de répartir, par des mesures incitatives ou
légales (contraignantes), les activités sur le territoire national de façon à
corriger la tendance multiséculaire à créer “Paris et le désert français“
selon l'expression de J.F. Gravier en 1945. Il n'en est pas de même dans
d'autres pays, en Grande Bretagne, dont la culture territoriale est
diamétralement opposée à la nôtre, l'approche se fait par le niveau local, la
notion même de territoire renvoie au niveau local ; en Allemagne, c'est
plutôt le niveau régional (le Land) qui est prépondérant, et c'est la notion
d'équité territoriale plutôt que d'aménagement qui sert de support à leur
action. Notons également que la structuration de l'espace se fait sur le long
terme. Les villes sont bâties pour des millénaires, les axes de circulation
sont également millénaires, les routes, voies de chemin de fer, les canaux,
les ports sont construits pour plusieurs siècles (en tout cas pour les ouvrages
importants). Cette pérennité des ouvrages pose des problèmes particuliers
quant à leur implantation et leur utilité sociale, à un moment où, sous la
pression démographique, l'espace se raréfie dans certains lieux de la
planète. Il est donc parfaitement naturel que les mouvements écologiques en
fassent un axe essentiel de leur intervention. Pour être pertinente,
notamment dans le temps, celle-ci doit s'appuyer sur des données aussi
complètes que possible, et participer à de larges débats mettant en jeu l'ensemble
des acteurs concernés. Ces débats, pour être utiles socialement, ne peuvent
être que contradictoires et pluralistes. Encore faut-il créer, par
l'information réelle et complète (qui est autre chose que la communication),
un minimum de culture commune pour se comprendre et décider. Les enjeux de
sociétés sont en effet considérables. Va-t-on poursuivre la politique du tout
automobile et d'une civilisation axée autour d'elle, avec des autoroutes
urbaines de plus en plus nombreuses par exemple, alors que les villes
modernes, à travers le monde entier, s'asphyxient sous la pollution
automobile ? Les mégalopoles vont-elles continuer à se développer au risque
d'entropie, ou va-t-on pouvoir réguler leur extension ? Comment,
paradoxalement, alors que des espaces manquent ici, peut-on éviter la
désertification de zones entières et quelle utilisation future sera-t-il fait
de ces espaces vides ? Quelle agriculture demain, alors que celle-ci a de
moins en moins besoin de la terre pour produire ? Quel aménagement de l'espace
au niveau planète peut-il en découler ? Quelle utilisation de l'espace avec
la révolution informationnelle et les évolutions sociétales qui modifient la
place du travail et des individus dans la société ?
Aucune de ces questions ne peut laisser un citoyen
indifférent.
Les mutations des
territoires. L'émergence de territoires nouveaux.
L'agglomération.
La France est aujourd'hui fortement urbanisée, 85 % des
habitants vivent en ville. C'est en fait une civilisation nouvelle qui est en
train d'apparaître sous nos yeux. Concomitant à la crise économique, ce
phénomène, participe d'une crise sociale (de société) beaucoup plus vaste,
touche à notre mode de civilisation lui-même. La concentration d'êtres
humains sur un territoire restreint entraîne des réactions et des modes de
vie nouveaux. Les mentalités, les mœurs, les rapports entre individus s'en
trouvent profondément modifiés, les institutions traditionnelles, famille,
églises, partis politiques, syndicats, en sont affectés. Le phénomène est
mondial et touche toutes les civilisations à travers le globe. Ses
traductions négatives : ségrégations sociales et ethniques, violence
collective et individuelle, misère urbaine, dégradation des conditions de vie
avec le développement de la pollution, manque de contact entre les personnes
et indifférence à l'autre, éclatement des formes traditionnelles de
solidarités, fait de la ville un lieu qui n'est plus le lieu de vie idéal et
recherché comme par le passé. Mais elle est aussi un lieu d'apparition de
forces nouvelles, de solidarités plus locales et plus liées à des intérêts
immédiats, un lieu de dynamisme considérable dans tous les domaines,
économique, artistique, intellectuel, social. De plus, le phénomène n'est pas
homogène, des agglomérations se développent, quelle que soit leur taille,
sans que l'on en voie la fin, d'autres s'affaiblissent.
Ce nouveau territoire qu'est l'agglomération est polymorphe, difficile à gérer, car
administrativement éclaté, son développement anarchique ajoute à la
difficulté d'en saisir le mouvement. Il y a bien eu de tout de temps des
villes, mais leur taille était moindre et surtout même dans leur
développement, elles conservaient pour l'essentiel leur unité et leur système
de références.
Au niveau environnemental, les villes se trouvent
confrontées à des problèmes majeurs. Sur la base des données disponibles
aujourd'hui, on estime qu'une ville européenne d'un million d'habitants
consomme chaque jour 11.500 tonnes de combustibles fossiles, 320.000 tonnes
d'eau et 2.000 tonnes d'aliments. Elle produit aussi 1.500 tonnes de
polluants atmosphériques, 300.000 tonnes d'eau usée qu'il faut assainir et
1.600 tonnes de déchets solides qu'il faut évacuer et qui, le plus souvent,
sont incinérés ou stockés. De plus, en vingt ans, de considérables
changements sont intervenus dans la qualité de l'environnement urbain. Malgré
les progrès accomplis dans la lutte contre la pollution atmosphérique et
celle de l'eau, la qualité de l'air, le bruit et l'encombrement de la
circulation, donnent des signes de tensions graves. Après une baisse des
concentrations de gaz sulfurique et de particules, due à l'imposition de
normes strictes, les concentrations d'oxyde nitreux et de monoxyde de carbone
n'ont pas diminué et ont même augmenté dans toutes les villes européennes par
exemple, en raison de l'augmentation du trafic routier. En outre, toujours
pour les mêmes causes, l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) indique
qu'en 1989, 93 % de la population totale de l'Europe était exposée à des
niveaux de concentration d'ozone supérieurs aux valeurs horaires limites
recommandées.
Le bruit est l'autre source principale de pollution dans
la ville. En moyenne, le taux de personnes exposées à des niveaux de bruits
inacceptables est deux ou trois fois plus élevé que la moyenne des autres
zones.
De plus, en terme d'aménagement, d'urbanisme qui se veut
la science de l'aménagement du territoire urbain, notre pays se heurte à son
organisation institutionnelle et administrative, qui ajoute aux difficultés
et bloque de fait les réflexions et les évolutions nécessaires aujourd'hui,
face aux besoins sociaux nouveaux.
En effet, les agglomérations ne sont pas un espace de
débat public et de démocratie, leurs représentants sont élus au second degré
quand il existe une entité (communauté urbaine, ou communauté de ville), ce
qui n'est pas toujours le cas. Ce sont les conseils municipaux des villes qui
forment la communauté, qui désignent leurs représentants. L'agglomération n'a
pas, de ce fait, de légitimité suffisante pour gérer le territoire, et les
communes composantes qui ont cette légitimité ne correspondent pas à
l'échelle des problé-matiques et aux enjeux réels de gestion de l'espace. Les
phénomènes urbains ne peuvent être maîtrisés dans ces conditions. A l'inverse
des quartiers de villes importantes, comportant 10.000, 20.000 voire 100.000
habitants ou plus, n'ont aucune reconnaissance démocratique. Il n'existe
aucune possibilité de régler un problème à cette échelle, alors que subsiste
par ailleurs des milliers de communes de quelques centaines d'habitants ou
moins.
La décentralisation n'a rien modifié à cette importante
question, car elle a été conçue en terme de pouvoir des élus locaux face à
l'administration de l'Etat et pas pour aider à une action démocratique de
gestion de l'espace. Elle a permis de créer les conditions de véritables
pouvoirs locaux, et par conséquent, de véritables espaces politiques locaux,
vite transformés en fief en raison notamment du mode de scrutin majoritaire
et surtout du cumul des mandats et de la possibilité de cumuler un mandat
national et exercer un pouvoir exécutif local. Les assemblées délibérantes
(conseil municipal, conseil général, conseil régional, Assemblée Nationale)
ont une légitimité directe du suffrage universel, alors que les exécutifs
locaux sont désignés au suffrage indirect et exercent des prérogatives
étatiques, lesquelles devraient être incompatibles avec l'exercice du pouvoir
législatif. Il en résulte que l'Assemblée Nationale est constituée d'une
majorité de maires et de présidents de conseil général ou régional, ce qui
rend impossible en France une réforme territoriale d'envergure à la hauteur
des enjeux d'aménagement de l'espace, et ce qui en découle, la création (ou
l'existence) d'une véritable citoyenneté de proximité. D'une certaine façon,
la défection des électeurs avec l'augmentation importante des abstentions et
des votes blancs ou nuls, aux élections locales depuis une bonne décennie,
ainsi que la prolifération des malversations et autres “affaires“ en sont à
la fois la démonstration et l'expression.
Ce sont en fait nos institutions, héritées de la
Révolution de 1789, avec la création des départements découpés dans une
France rurale, avec des moyens de locomotions hippomobiles, et
l'orga-nisation administrative napoléonienne (préfets...) encore en place et
conçue pour contrôler le territoire plus que pour l'aménager, qui sont
obsolètes.
Elles le sont doublement parce que la France est
aujourd'hui à 85 % urbaine, et aussi parce qu'avec la construction européenne
et la chute du mur de Berlin, la dimension strictement nationale de
l'aménagement de l'espace a sauté.
La mondialisation des économies, leur rapprochement au
niveau régional avec la création de l'AELE ou de l'Union Européenne, ainsi
que les évolutions dans les pays de l'Europe de l'Est avec leur conversion à
l'économie de marché, les grands phénomènes environnementaux dus au
développement des économies (effet de serre, diminution de la couche d'ozone,
pollution des mers et océans, problèmes énergétiques...), rendent la dimension
strictement nationale de l'aménagement du territoire trop étroite, même si
elle demeure à un niveau encore pertinent. De nouveaux territoires
d'aménagement apparaissent.
Le niveau européen.
Avec la chute du « Mur de Berlin » en 1989, le
rapprochement d'espaces économiques antérieurement séparés a réveillé
d'anciennes relations culturelles, touristiques et commerciales entre
l'Europe de l'Ouest et l'Europe de l'Est. Indépendamment des nouveaux
arrivants (Autriche, Suède, Finlande), six Etats d'Europe centrale et
orientale (Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie,
Bulgarie) ont conclu avec l'Union Européenne des accords, qui prévoient une
coopération étroite avec les Etats membres dans le domaine de l'aménagement
du territoire et doivent permettre à terme leur adhésion à l'Union.
Deuxièmement, bien que le traité de l'Union européenne ne
parle jamais d'aménagement du territoire, mais de cohésion économique et
sociale, des dispositions précises en terme de territoire y sont incluses. Le
titre XII sur les réseaux transeuropéens en matière de transport, énergie et
télécommunications implique une politique commune d'aménagement. Les fonds
structurels bien qu'anciens, avec l'augmentation de ressources affectées, et
le nouveau fond de cohésion créé par le Traité de l'Union Européenne, sont
appelés à jouer un rôle plus important dans l'aménagement des régions.
L'annonce d'une politique industrielle (bien que le terme ne soit pas employé
dans le Traité) ne sera pas sans conséquence sur le développement des
territoires. Le Livre Blanc sur la croissance adopté au sommet d'Edimbourg en
décembre 1993 en est une première illustration. Le Conseil européen de
Corfou, en juin 1994, a arrêté une liste de projets prioritaires d'intérêt
communautaire.
La mondialisation de l'économie pousse à créer un ensemble
plus homogène en Europe. Dans un document de travail d'août 1993, présenté
comme une base de discussion pour “des politiques de l'aménagement du
territoire dans le contexte européen“, le gouverne-ment allemand écrit à ce
sujet :
“L'effet conjugué de l'intégration politique et économique
de l'Europe, d'une part, de la pression de l'immigration d'origine
« extérieure » et de la
restructuration économique et technologique qui s'opère à l'échelle du globe,
d'autre part, imposera de nouvelles tâches en matière de développement urbain
et régional dans la communauté. L'une des missions essentielles de la
politique de l'aménagement dans les Etats membres de l'Union Européenne
consistera non seulement à tirer parti de cette situation nouvelle, mais
aussi à s'opposer à ce qui pourrait compromettre le développement spatial et
urbain de certaines régions européennes. D'où la nécessité de définir
ensemble les finalités du développement spatial et urbain en Europe, sous la
forme d'objectifs généraux de l'aménagement du territoire, ainsi que de
concevoir et de mettre en œuvre les stratégies permettant d'atteindre ces
objectifs“.
Les régions dans un cadre européen.
Le terme région est ambigu, car il recouvre aussi bien les
régions françaises, qui ont des compétences et des budgets limités dans le
cadre d'un Etat unitaire, que les Länder allemands, qui ont des prérogatives
d'Etat (législatives dans certains domaines, aménagement du territoire...) et
des budgets importants dans le cadre d'un Etat fédéral, que des Provinces
espagnoles, telle la Généralité de Catalogne, qui a un statut d'autonomie
très fort, et un budget en conséquence.
Cependant, sous la pression des Länder allemands, le
Traité de Maastricht a reconnu leur existence et institué un “Comité des
Ré-gions“, composé de cent quatre-vingt-neuf délégués, désignés par les Etats
membres, et composés en fait d'élus locaux.
Ses prérogatives sont aujourd'hui très limitées. Il est
simplement consulté pour avis dans les cas prévus au Traité de l'Union
Européenne (cohésion économique et sociale, fonds structurels, réseaux
trans-européens...)
Il peut également, “lorsqu'il estime que les intérêts
régionaux spécifiques sont en jeu, émettre un avis à ce sujet“. “Il peut émettre
un avis de sa propre initiative dans les cas où il le juge utile“, chose
qu'il ne manquera certainement pas de faire à l'avenir, compte tenu de ses
ambitions.
“Nous allons être les gardiens de la subsidiarité, nous
serons les porteurs du message de l'aménagement du territoire, de la cohésion
économique et sociale entre les Etats mais aussi à l'intérieur de nos
régions“ a déclaré J. Blanc, dès son élection comme président du Comité.
Dans l'ensemble des pays membres, les régions jouent un
rôle déjà important dans l'aménagement du territoire. L'allocation des fonds
structurels, même si elle transite par les Etats, se fait en leur direction
pour l'essentiel (objectif n° 1 : développement et ajustement structurel des
régions en retard de développement qui, à lui seul, mobilise 70 % — 96
milliards d'écus — de l'ensemble des fonds structurels pour la période allant
de 1994 à1999 ; objectif n° 2 : reconversion des régions ou des parties de
régions gravement affectées par le déclin industriel).
Pour la France, 40 milliards de francs sont mobilisés aux
objectifs 1, 2 et 5b et inclus dans les contrats de plan Etat / Région
1994-1999.
Les régions elles-mêmes, de plus en plus, “vont chercher
de l'argent à Bruxelles“, et s'organisent pour cela en développant le
lobbying auprès de la Commission. Elles mettent en place des structures de
coopération dites souvent “Eurorégions“, à géométrie variable, impliquant
plusieurs pays.
Les espaces transfrontaliers.
En juillet 1990, la Commission de l'Union Européenne a mis
en place le programme Interreg pour développer la coopération
transfrontalière intérieure et extérieure à la Communauté Economique
Européenne.
Les régions frontalières occupent 15 % du territoire
communautaire et représentent 10 % de sa population. Le but d'Interreg est de
promouvoir leur développement économique. La particularité de ce programme
est que le budget n'a pas été alloué aux Etats membres individuels mais par
frontière. Cette démarche a contribué à créer et renforcer des partenariats
transfrontaliers entre gouvernements nationaux et autorités régionales et
locales. Trente et un programmes opérationnels ont été approuvés entre
juillet 1991 et juillet 1992, tous devaient être exécutés fin 1993. Entre
1991 et 1994, le budget d'Interreg s'élevait à 1.034 milliards d'Ecus. C'est
le programme le plus important des initiatives communautaires dans ce
domaine. Il fait appel à plusieurs fonds communautaires (Feder, FSE, Feoga).
Ces évolutions sont très importantes pour l'avenir. En
effet, les espaces frontaliers sont des lieux stratégiques pour l'essor de
l'Europe. Ils constituent des lieux ouverts à l'innovation et à
l'expérimentation de nouvelles formes et règles de coopération. La
suppression des frontières internes dans la Communauté Européenne va
bouleverser les organisations urbaines de ces zones.
Elargir les visions des territoires.
L'aménagement de l'espace consiste à imaginer l'avenir et
essayer de mettre en cohérence les évolutions de sociétés et l'utilisation de
l'espace. En France, jusqu'à présent, les politiques successives ont surtout
consisté à essayer de corriger les disparités régionales, notamment en
délocalisant les entreprises de la région parisienne vers la province. Cette
politique a démontré ses limites, sans d'ailleurs remédier aux disparités
régionales. Les évolutions de nos sociétés, l'importance des problèmes
écologiques, l'élargissement des horizons au niveau européen et mondial, et
les occupations différentes des territoires qui en découlent, nous amènent à
réexaminer les conceptions et pratiques en matière d'aménagement du
territoire.
De ce point de vue, la loi d'orientation pour
l'aménagement et le développement du territoire du 4 février 1995, malgré ses
ambitions affichées dans son article 1er et le débat qui l'a précédée, ne
correspond pas à ces enjeux. Elle est trop tournée vers le 19ème siècle car
elle tend à nouveau à conforter les départements et ne prend réellement en
compte ni l'urbanisation du pays et l'émergence des agglomérations, ni la
dimension européenne, ni les aspects transfrontaliers des développements qui
n'ont toujours pas de véritable cadre légal pour leur action.
Les évolutions technologiques.
Un double mouvement, lié aux évolutions technologiques,
risque de transformer complètement l'utilisation des territoires.
La culture hydroponique, ou culture “sans sol“, effectuée
dans un environnement artificiellement contrôlé, se développe aujourd'hui à
grande allure. Les Américains ont calculé que la mise en valeur
ultra-intensive de moins de 5 % de leur territoire suffirait à couvrir leurs
besoins alimentaires. La moitié de la production des dix premières
productions agricoles françaises est effectuée par dix départements
seulement. On construit des poulaillers de plusieurs millions de poules,
aujourd'hui, en Belgique, il existe des porcheries à étage. En France, comme
à l'échelle de l'Europe, plus les quantités produites sont importantes, moins
les surfaces exploitées sont importantes et plus le nombre de paysans est
réduit. Les territoires ruraux sont de moins en moins des territoires
agricoles. Cependant, l'agriculture représente toujours 57 % du territoire
français. La population rurale est de moins en moins agricole, plus de 40 %
de la population des communes rurales est ouvrière. Le productivisme agricole
a rompu le lien entre économie, territoire et société.
Des travaux effectués par l'Union Européenne montrent que
dans le triangle qui s'étend de l'Aquitaine au Danemark et au Sud-Est du
Royaume Uni (qui est en outre le plus urbanisé), on peut produire à moindre
coût, de quoi nourrir toutes les autres régions de l'Union Européenne, tout
en important des produits pour l'alimentation du bétail. D'autres travaux
affirment que 70 à 80 % de la production agricole européenne en volume
pourrait se concentrer sur le littoral de la Manche, de Rouen à Rotterdam, en
se prolongeant vers la Bretagne à l'Ouest et le Danemark au Nord-Est.
Cette conception productiviste de l'agriculture pousse
quelques nations, dont les Etats Unis et la France, à vouloir s'arroger le
droit de “nourrir le monde“ et imposer aux pays du Sud leurs excédents
alimentaires sous forme d'une assistance permanente, tout en soutenant le
coût de leur production par des mesures artificielles. La phase finale des
négociations du GATT, fin 1992 et début 1993, au cours de laquelle les
désaccords entre la France et les USA sur la politique agricole pour prendre
le leadership, a bien illustré cette politique de domination. Elle pousse des
pays entiers à la destructuration de leur société, car ils n'ont ni
industrie, ni service à faire valoir et leur système de production agricole
s'écroule sous la poussée du modèle occidental. Les populations sont alors
amenées à immigrer, à gonfler les faubourgs des villes, à s'enfoncer dans la
misère. En terme d'utilisation du territoire, c'est la désertification,
l'abandon de régions entières.
Ne faut-il pas alors rechercher à reconstruire, en termes
nouveaux, le lien entre une activité économique (l'agriculture...), une
société et un territoire ? L'agriculture, aujourd'hui, ne structure plus le
territoire, elle ne constitue plus l'axe structurant des activités et de la
sociabilité rurale, ni le principe organisateur de nos territoires. Ne
faut-il pas inverser les termes de la problématique et au lieu de considérer
les territoires comme des espaces ressources pour l'agriculture, penser
l'agriculture comme un facteur de la territorialisation de la société et de
l'économie, à l'échelle nationale, européenne et mondiale. Cette question
commence à être perçue par les agriculteurs qui, lors de leurs dernières
grandes manifestations, ont posé le problème du devenir de l'agriculture en
terme d'aménagement du territoire.
On sait l'importance de l'entreprise (et de l'emploi) dans
l'aménagement et l'occupation des territoires. Que serait Rennes sans Citroën
? le Mans ou Flins sans Renault ? la région de Sochaux-Montbéliard sans
Peugeot ? Le départ de l'industrie de Paris a complètement changé sa
composition sociologique et son patrimoine immobilier. Quelle sera, dans les
années à venir, l'organisation de l'entreprise elle-même et des formes de
travail compte tenu de la révolution informationnelle, et du développement du
télétravail ? Imaginons une grande partie des activités professionnelles
exercée à distance grâce à l'utilisation interactive des outils et réseaux de
communications. L'organisation traditionnelle du travail s'en trouverait
totalement bouleversée, mais aussi l'organisation de l'espace découlant du
mode de production industriel et capitaliste, avec des lieux de concentration
pour le travail et d'autres pour l'habitat et les déplacements qui en
résultent. L'entreprise virtuelle n'est plus très loin. Aujourd'hui est déjà
demain. Le télétravail se développe, le réseau internet offre aujourd'hui des
possibilités de communication en “temps réel“ à l'échelon mondial.
Ces deux évolutions, de l'agriculture et du travail des
secteurs secondaire et tertiaire, risquent fort de bouleverser nos rapports
au(x) territoire(s), aux autres humains et à la société. Il y a, en terme de
prospective et d'aménagement de l'espace, d'utilisation de celui-ci, ainsi
que des conséquences pour l'environnement de chacun, un champ de débat et
d'intervention immense pour les associations et mouvements écologistes.
Développement durable et aménagement de l'espace.
Pour le territoire français, comme au niveau européen,
nous assistons à certains phénomènes entraînant des modifications de
l'utilisation et du développement des territoires :
1) Une progression de la dualisation du
territoire avec des zones où la concentration de population se poursuit et
d'autres faisant l'objet d'un dépeuplement persistant .
2) La tendance à la croissance des
grandes villes, tout particulièrement la région parisienne en France, et à la
dispersion démographique sur leur pourtour s'accompagnant souvent d'un
dépeuplement des centres, ce qui engendre des déséquilibres spatiaux et
sociaux importants.
3) La progression des phénomènes de
littoralisation, notamment dans le Sud-Est et le Sud-Ouest du pays, et de
suburbanisation qui exerce des pressions accrues sur les espaces ouverts et
sur de nombreuses zones naturelles sensibles.
4) Le renforcement de certains grands
corridors de peuplement, le long desquels s'échelonnent les grandes villes
(ce phénomène est particulièrement sensible au niveau européen), et
l'émergence de nouveaux axes de densification ainsi que des “zones grises“
entre les pôles témoignant du rôle stratégique des grands réseaux de
commu-nications.
5) Le développement des zones
frontalières en cours de peuplement et de densification, témoignant de
l'importance de la construction européenne aujourd'hui sur l'occupation de
l'espace .
6) Dans certains cas, une
revitalisation de certaines zones rurales, avec augmentation de la
population, ce qui témoigne du rôle d'animation et d'entraînement que jouent
certaines villes moyennes et petites.
Ce type de développement n'est pas le
plus rationnel du point de vue de l'occupation et de l'utilisation de
l'espace. Certaines zones sont surexploitées, les nuisances et pollutions
détruisent les milieux naturels. Un modèle de développement durable implique
une organisation et une gestion spatiale économe des ressources naturelles
afin de permettre leur régénération et leur transmission aux générations
futures, ainsi qu'une préservation de l'environnement et de la biodiversité
du milieu naturel. Y compris pour l'emploi et la compétitivité des
territoires. Cette question est aujourd'hui importante comme le montrent les
études récentes relatives aux motifs de localisation d'entreprises pour
lesquelles l'environnement est un facteur beaucoup plus pris en compte dans
l'attractivité des territoires.
Conclusion.
L'aménagement du territoire, ou plus
exactement de l'espace, n'est pas une question technique, c'est d'abord une
question politique qui mêle tous les aspects de la vie en société. Cela
touche les problèmes industriels et de l'emploi, du type de production
utilisée et de consommation pratiquée, ainsi que l'organisation sociale qui
en découle.
La connaissance technique des dossiers
est indispensable, car elle permet de fonder l'argumentation des militants
face aux autorités locales, régionales, nationales, voire européennes ou
mondiales. Mais elle ne suffit pas. Celle-ci doit s'appuyer sur de réels
débats avec toutes les parties prenantes, et une claire conscience de la vie
sociale, de la citoyenneté de chaque individu, de sa participation à la
politique, au sens de vie ou chose publique. Souvent, les choix effectués
engagent les générations futures, ils en sont d'autant plus délicats et
doivent être fait avec d'autant plus de discernement.
Le « penser global et agir localement » n'est plus
suffisant. Certes, il faut bien penser global devant l'ampleur des questions
posées, il faut bien agir localement car c'est la responsabilité de chacun qui
est engagée et chacun vit dans un environnement local, mais de plus en plus
de décisions sont prises à des niveaux macronationaux, ou multinationaux,
européens ou mondiaux. C'est donc ce niveau qu'il faut investir également.
D'ailleurs, les O.N.G. d'environnement l'ont bien compris avec leur
participation active au Sommet de Rio.
L'homme est un être social, qui vit en
société, et non comme un animal dans “un environnement“. La société est
aujourd'hui planétaire. L'aménagement du territoire, par la globalité qu'il
implique, nous rappelle que les problèmes écologiques sont le résultat de
cette vie en société et des choix politiques, sociaux, économiques, qui y
sont effectués.
C'est l'homme qui modifie son
environnement par son activité sociale. Sa responsabilité est donc essentielle.
Il vit dans des sociétés et dans l'histoire dont il est l'acteur,
politiquement responsable.
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