Lettre ouverte de Monsieur André PELLEN, ingénieur d’EDF en retraite, porte-parole d’un courant d’opinions national de plus en plus manifeste, largement véhiculé par divers supports médiatiques parmi lesquels la revue de presse spécialisée « Yahoo-nucléaire ».

 

À Messieurs

 

François HOLLANDE, premier secrétaire du Parti Socialiste français, 10 rue de Solférino

75 007 PARIS.

Courriel : 1er.secretariat@parti-socialiste.fr

 

Nicolas SARKOZY, Président de l’Union pour un Mouvement Populaire, 55 rue de La Boétie 75008 PARIS.

Courriel : mcourtois@u-m-p.org

 

 

 

Le Beausset le 7 février 2005

 

SuperPhénix peut beaucoup pour la France et plus encore pour la Planète. Le sauver c’est investir dans l’avenir de notre pays et dans la sauvegarde de conditions climatiques viables : vos compatriotes ont besoin de votre aide, leurs descendants bien davantage.

 

 

Messieurs,

 

Victime de ses comportements grégaires les plus dominateurs, l’Humanité assiste, impuissante, au glissement de la civilisation vers des mutations sociologiques, industrielles et environnementales qui donnent le vertige. La prise de conscience généralisée d’une communauté planétaire de destin plonge un nombre croissant de nos semblables dans le désarroi, l’inquiétude et même l’angoisse. Si un tel pessimisme peut paraître exagéré lorsqu’il prend ses racines dans le foisonnement des bouleversements identitaires, économiques et sociaux, il est justifié quand il est inspiré par le spectre de l’épuisement des ressources et de la mise en péril des conditions de la vie humaine.

 

La fonction politique du vingt et unième siècle ne peut plus ignorer cette dimension universelle de l’organisation de sociétés dont l’interdépendance se renforce, chaque jour, en raison inverse de la convergence de leurs intérêts immédiats. À l’évidence, la compréhension et la solution des problèmes sociaux localisés passent désormais par la compréhension du devenir de notre Monde, par des solidarités et des compromis internationaux. Nous ne doutons pas que cette conception moderne de la politique, affranchie de sa définition limitée aux seules affaires de la Cité, est depuis longtemps intégrée dans les projets « sociétaux » de vos mouvements respectifs.

C’est pourquoi nous en appelons solennellement à une telle conscience politique et aux responsabilités supérieures auxquelles elle vous renvoie dans un domaine particulièrement préoccupant, le Climat et l’énergie, dont l’étroite interactivité - dans ce qu’elle a de néfaste - fait courir un grand danger à la pérennité de l’espèce humaine.

De ce point de vue, notre Nation est d’ores et déjà confrontée à des choix industriels dont la portée économique, sociale et environnementale n’a aucun précédent. Le caractère précurseur et exemplaire de la problématique de civilisation que ces choix soulèvent ne tardera pas à s’imposer, partout sur la Planète, et à relativiser l’importance des enjeux politiciens traditionnels : les prémices de ce qui ressemble fort à une ère géologique nouvelle y obligeront peu à peu tous les gouvernants.

 

Le réchauffement climatique anthropique de la Terre est désormais une réalité incontestable et quasiment incontestée par la communauté scientifique ; certains experts affirment même en mesurer déjà les manifestations délétères. Depuis des années, en tout cas, tous multiplient les mises en gardes des décideurs politiques contre les conséquences dramatiques et désormais inéluctables de ce réchauffement ; des conséquences que l’absence d’une mutation radicale et urgente de nos mœurs économiques pourrait notablement aggraver, avant cinquante ans. En témoignent ces informations de dernière minute : « Selon une étude de Dave Stainforth (département de physique de l'université d'Oxford, Grande-Bretagne) et de plusieurs chercheurs britanniques, publiée dans la revue Nature du 27 janvier, un doublement  du CO2 pourrait donner lieu à des hausses de températures de 1,9°C à 11,5 °C. Or, les experts du GIEC avaient précédemment estimés que cette fourchette resterait comprise entre 1,5 °C et 4,5 °C…Une bombe écologique est en marche, car le réchauffement climatique approche un point de non-retour, précise un rapport du Public Policy Research (G.B), le Center for American Progress (USA) et l’institut australien Meeting the climate challenge. Ce texte demande aux pays  industrialisés, membres du G8, de diminuer leurs émissions de gaz carbonique… ».

 

On ne s’étendra pas sur les innombrables bouleversements physiques, chimiques et biologiques qu’un réchauffement de cette importance provoquerait dans tous les biotopes terrestres. Mais on peut affirmer, sans crainte d’être contredit, que l’espèce humaine ne survivrait pas à une augmentation de la température moyenne de 9 à 11°C, qu’un tel cataclysme serait, de toute façon, précédé de multiples calamités dues, entre autres, à la raréfaction de la ressource alimentaire terrestre et marine, à la raréfaction de l’eau douce, à la submersion de vastes territoires ou au développement incontrôlé de germes pathogènes inconnus. Les conflits géopolitiques armés, que de tels fléaux engendreraient, ne manqueraient pas de décimer précocement des populations entières.

Non seulement, l’humanité méconnaît ou sous-estime ce funeste avenir avec une désarmante insouciance, mais elle n’en ignore nullement la cause principale : l’accumulation dans l’atmosphère d’un gaz carbonique majoritairement généré par la production mondiale d’énergie issue, à 87 %, de la combustion de carburants fossiles. Hélas, on ne décèle pas, dans les actuels volontarismes politiques et diplomatiques de façade, la réelle intention de remplacer rapidement ces sources énergétiques « carbogènes » par des sources moins polluantes. Pourtant, la disparition asymptotique du pétrole et du gaz, dans la deuxième moitié de ce siècle, ne fait plus guère de doute pour personne, alors que, vers 2050, les besoins énergétiques de quelque 9 milliards d’êtres humains seront, dans le meilleur des cas, supérieurs au double des besoins actuels. Il semble que nos contemporains s’emploient délibérément à préparer les pires conditions d’existence à leurs descendants : une disette énergétique résultant de la dilapidation des matières premières, elle-même responsable d’une catastrophe climatique.

 

Dans ce sombre contexte, l’énergie nucléaire s’impose irrésistiblement comme LE recours salutaire, malgré la guérilla idéologique sans merci que diverses organisations continuent de lui mener avec de moins en moins de conviction et des bonheurs inégaux. Car l’unanimité des analystes mondiaux les plus écoutés - parce que les plus crédibles - se renforce et s’accélère autour de l’idée que l’énergie nucléaire prendra, demain pour l’essentiel, le relais des énergies fossiles. Bien que ce diagnostic soit assorti de l’impérative nécessité d’une modération des consommations et de la diversification des sources de production, certains pays d’Europe persistent à lui manifester une certaine défiance. La France ne doit surtout pas les imiter. La raison première en est le caractère pionnier de sa recherche et de sa technologie dans un secteur industriel appelé, demain, à dominer économiquement ceux de l’aéronautique et de l’astronautique. Tôt ou tard, il en sera inévitablement ainsi lorsque les énergéticiens aux abois se verront dans l’incapacité de répondre à une demande qui explose.

Une perspective industrielle aussi prometteuse nous conduit à considérer qu’elle porte en germe un succès commercial au moins équivalent à ceux d’Ariane ou d’Airbus et, surtout, un progrès considérable en matière de production et de gestion des déchets radioactifs. Au risque de vous surprendre, un seul et même outil est capable d’honorer pareille ambition : le surgénérateur. Ce surgénérateur, décliné en pas moins de quatre versions sur les six concepts de réacteurs retenus par le collectif scientifique international génération IV, concentre, dans un assez large consensus, les espoirs les plus sérieux de perpétuation de la communauté humaine. Parmi ces quatre versions, figure en bonne place le surgénérateur au sodium dont, il n’y a pas dix ans, le génie français s’enorgueillissait encore d’avoir mis au point le spécimen le plus performant de la Planète.

 

Hélas, notre Nation décida de le tuer tout juste parvenu à maturité. Le présent courrier n’a pas pour objet de ressasser les rancœurs suscitées par cette faute historique majeure. La controverse stérile sur les responsabilités politiques de cet énorme gâchis, au demeurant largement partagées depuis 1990, ne présente aucun intérêt pour ce qui nous préoccupe. Ce qui nous préoccupe, c’est précisément le nécessaire sauvetage de notre filière surgénérateur. Il se trouve qu’un grand nombre de connaisseurs et de spécialistes français ont de bonnes raisons de penser que ce sauvetage est encore possible, parmi lesquels des scientifiques de renom. Ils s’interrogent sur les dispositions d’esprit des détenteurs du destin de la France en situation de briguer la responsabilité politique suprême : « Comment ces gouvernants et quasi-gouvernants - théoriquement pénétrés des tourments socio-économiques de leurs concitoyens, les plus prégnants - peuvent-ils envisager, sans réagir, d’abandonner aux Russes, aux Indiens, aux Chinois et probablement aux Américains ce leadership scientifique que, non seulement le Monde nous enviait naguère, mais sur les fruits duquel repose un espoir aussi universel ? Comment, demain, auraient-ils le front d’annoncer à leurs compatriotes qu’à l’instar du reste du Monde leur pays devrait se résoudre à importer des surgénérateurs indiens ou américains ? Ils n’ignorent pourtant pas que la capitulation française - si elle était menée à son terme - ouvrirait un boulevard aux firmes asiatiques et américaines les conduisant à rééditer le coup de Microsoft, peut-être à plus grande échelle financière… ». 

 

Le sauvetage de la filière surgénératrice française ne consisterait pas forcément à redémarrer SuperPhénix en son strict état d’origine. C’est la raison pour laquelle il convient, toutes affaires cessantes, de prendre le temps d’examiner en profondeur l’ensemble des possibilités de réaménagement et de mise à niveau de ce qu’il reste de l’instrument, et il reste plus qu’on ne croit. Cet indispensable moratoire de la déconstruction du surgénérateur représente l’ultime chance que la France puisse continuer de tenir un rang qu’elle perdra irrémédiablement, lors de la prochaine fermeture définitive du réacteur Phénix.

Ces quelques données chiffrées, facilement contrôlables, vous aideront à encadrer la réflexion de solides repères.

À l’heure actuelle, le coût total du démantèlement de SuperPhénix est estimé à plus de 12 milliards d’euros se répartissant comme suit : 6,3 milliards d’euros pour la déconstruction proprement dite (2 fois le coût de sa construction), 2,7 milliards d’euros de remboursement des actionnaires étrangers et 3 milliards d’euros de manque à gagner pour l’énergie non distribuée. Ce coût sera sans doute dépassé, car une déconstruction aussi improvisée (non envisagée, à l’origine, avant une quarantaine d’années) risque de s’éterniser et d’atteindre 25 à 30 ans, voire plus. Les données disponibles indiquent qu’une réhabilitation de SuperPhénix coûterait de 600 à 900 millions d’euros, soit deux à trois fois moins cher que la construction d’une centrale nucléaire « classique » de puissance équivalente. L’attentive et patiente expertise, que nous appelons ardemment de nos vœux, devrait non seulement confirmer cette évaluation, mais la préciser en l’arrimant à des devis d’installations concrets.

Cette façon de procéder est, sans conteste, l’unique moyen de savoir à quel prix il est encore techniquement possible de préserver la dernière opportunité de disposer d’un surgénérateur de recherche et/ou d’exploitation français. Outre que nous sommes confiants sur l’aptitude des principaux constituants du réacteur à être réutilisés (la cuve, notamment), nous ne perdons pas de vue qu’EDF prévoit la construction d’une nouvelle unité de production sur le site de Creys-Malville. Dans ces conditions, on ne fera croire à personne qu’une volonté politique fermement résolue ne serait pas en mesure de promouvoir les synergies humaines, financières et industrielles que pareille conjoncture favorise indiscutablement.

 

Les solidarités « transpartisanes », récemment nouées sur des enjeux nationaux déterminants, gagnent progressivement l’opinion à l’idée que la vie politique française peut être capable d’une grande maturité. L’actuelle campagne en faveur de la ratification du projet de Constitution Européenne en est l’exemple le plus prometteur pour l’avenir de notre peuple et pour celui de nos frères Européens. Mais, nous ne devons pas oublier que ces avenirs se confondent avec celui de tous les autres peuples de la Planète lorsqu’on considère sans complaisance et, surtout, sans démagogie, le péril commun de l’épuisement des ressources énergétiques. Aussi, au nom des intérêts supérieurs du genre humains, convient-il que la problématique « Climat-Énergie » dépasse le thème de l’Europe dans l’échelle des préoccupations devant impérativement faire consensus au sein de la classe politique Française.

 

Monsieur le Président, Monsieur le premier secrétaire, la portée de ces considérations propulsent de façon saisissante la question de la pérennisation de notre industrie électronucléaire et celle du moratoire de la déconstruction de SuperPhénix au rang de débat de société prioritaire. Il se trouve que l’échéance parlementaire prévue par la loi Bataille offre, dès le deuxième semestre de cette année, l’occasion de vous en saisir. Sous les yeux de leurs pairs européens, vos représentants vont alors devoir assumer une responsabilité pédagogique irréprochable et déterminante à bien des égards. Nous considérons qu’à la faveur d’un rendez-vous aussi décisif les deux principaux pôles de la vie politique française sont moralement tenus de faire cause commune et, par l’exigence immédiate dudit moratoire, de sceller une union-sacrée de circonstance. Pareille audace défiant la fragilité des suffrages offrirait au Monde l’exemple de la grandeur et du courage politiques ; à tout le moins, elle réhabiliterait, dans la conscience collective, une image de son personnel qui en a dramatiquement besoin. 

Nous vous adjurons donc d’entendre notre prière, avant que ne soient commis des dégâts irréparables à un élément-clé de notre infrastructure industrielle, mais, surtout, avant que ne soit irrémédiablement compromise une contribution essentielle de la France à l’enraiement du réchauffement climatique. Plus que jamais, le Monde doit garder à l’esprit que les réacteurs nucléaires de quatrième génération seront, seuls, à même de produire industriellement le salutaire hydrogène et de dessaler la non moins salutaire eau de mer à des conditions économiques et écologiques acceptables.

 

Nous ne nous berçons pas d’illusions, mais rien dans ce que nous connaissons de vous ne nous autorise à verser dans un pessimisme définitif.

 

Nous vous prions d’agréer, messieurs, l’expression de notre haute considération et l’assurance de nos meilleurs sentiments.

 

André PELLEN, ingénieur retraité de l’Exploitation du Parc Nucléaire d’EDF et membre actif de l’Association des Ecologistes Pour le Nucléaire (AEPN).

755, chemin des Folies, Quartier Cabaudran.  83330 LE BEAUSSET

Courriel : apellen@tele2.fr

Téléphone : 04 94 98 41 19